L’Observateur financier:

La quête du taux R-Star

Beata Caranci, première vice-présidente et économiste en chef | 416-982-8067 
James Orlando, CFA, directeur général et économiste principal | 416-413-3180

Date Published: 5 octobre 2023

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Faits saillants

  • La vigueur de l’économie américaine alimente le débat sur la nécessité ou non pour la Réserve fédérale américaine (Fed) de continuer à relever ses taux d’intérêt. La question est de savoir si le taux directeur actuel est suffisamment restrictif par rapport aux estimations du taux d’intérêt neutre (le taux R-Star).
  • Selon nous, la hausse du taux neutre s’explique par l’accélération des investissements liés au changement climatique, la réorganisation des chaînes d’approvisionnement mondiales et l’accroissement des déficits publics. Un taux neutre plus élevé indique que le taux directeur actuel n’est peut-être pas aussi restrictif que ne le pense la Fed. 
  • Bien qu’au Canada aussi, les conditions soient favorables à un taux R-Star plus élevé, la grande différence réside dans le fort endettement des ménages. Ce facteur limitera la croissance et justifiera un taux neutre moins élevé au Canada qu’aux États-Unis. 
Le graphique 1 montre le taux des fonds fédéraux sur différentes périodes, avril, mai et maintenant. Il montre que le taux directeur attendu augmente régulièrement au fil du temps.

En septembre, la Fed a indiqué qu’elle n’écartait toujours pas une autre hausse de taux avant la fin de l’année. Doit-on pour autant en conclure que ce cycle de hausse tire à sa fin? 

Depuis 18 mois (graphique 1), face à un élan économique surprenant et à une inflation tenace, les investisseurs ont vu la Fed réviser à la hausse plusieurs fois les prévisions concernant le niveau auquel elle devra relever les taux d’intérêt. Ils sont enfin assez élevés pour se situer en territoire restrictif, mais jusqu’à quel point? La question peut faire débat. Tout dépend du niveau auquel on évalue le taux neutre, ce qui varie en fonction des époques. 

Dans ce rapport, nous nous demandons comment un taux d’intérêt normalement ancré dans les concepts à long terme de la dynamique et des paramètres fondamentaux économiques peut afficher des variations d’une telle amplitude. Nous tentons également de déterminer si l’on est sur le point de basculer vers un mode de pensée axé sur un taux neutre plus élevé. 

Il suffirait d’une très légère hausse du taux neutre pour conclure que le taux des fonds fédéraux actuel de 5,50 % n’est pas assez restrictif pour ramener durablement l’inflation à sa cible de 2 %. 

Un changement de paradigme pour le taux R-Star

Le taux d’intérêt neutre (également appelé R-Star dans le jargon économique) désigne le taux directeur des fonds fédéraux qui, déduction faite de l’inflation, n’a pas pour effet d’étouffer la croissance économique ni de l’accélérer. On peut aussi le définir comme le « taux naturel » qui maintient l’équilibre entre l’épargne et l’investissement. Le débat sur les estimations du taux R-Star fait rage et touche le fondement même de ce concept. 

Le graphique 2 montre l'estimation du R-star en % de 1980 à 2023. Il montre une baisse au fil du temps, mais marque également pour la vision actuelle du FOMC de 0,5 %, le TDE de 0,75 à 1,0 % et le maximum du FOMC de 1,75. %.

The Federal Reserve indicated in September that one more rate hike this year was still in the cards. That means the end is now at hand for this rate hiking cycle...or is it? 

Au cours des 30 dernières années, plusieurs grandes forces à l’œuvre ont poussé les analystes à minorer les estimations du taux neutre (graphique 2). Les deux événements les plus marquants sont l’éclatement de la bulle technologique en 2001, puis l’effondrement du marché immobilier en 2008. Ces deux crises ont entraîné de longs cycles de désendettement du côté des entreprises (après l’éclatement de la bulle technologique) et du côté des consommateurs (après l’éclatement de la bulle immobilière). À chaque fois, ces crises ont finalement eu pour effet de brider la volonté de dépenser et d’investir, ce qui a pesé sur l’estimation du taux neutre. 

On pense que deux autres phénomènes sont à l’origine de la baisse du taux neutre : la surabondance mondiale de l’épargne et une stagnation séculaire. En 2005, l’ancien président de la Fed, Ben Bernanke, avait souligné que la montée en puissance de pays en développement ayant des taux d’épargne plus élevés, en particulier la Chine, combinée à celle des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, avait engendré une offre d’épargne mondiale qui n’était pas égalée par des investissements. En parallèle, la stagnation séculaire a eu de nombreuses répercussions. Certains ont notamment avancé que la pénurie d’investissements a été accentuée par l’essor de l’économie numérique, qui nécessite moins de capital. Un ralentissement de la croissance de l’emploi et de la production s’en est suivi.

Toutes ces théories et observations allaient dans le même sens : un excès d’épargne pour trop peu d’actifs dans lesquels investir, d’où une baisse des taux d’intérêt à l’échelle mondiale. Et la tendance a semblé se vérifier entre 2001 et 2020, puisque l’inflation est restée proche de 2 % malgré un taux directeur moyen de seulement 1,5 %. 
La question est maintenant de savoir dans quelle mesure ces facteurs restent pertinents dans le monde d’aujourd’hui.

L’économie numérique (que l’on pourra bientôt appeler l’économie de l’IA) constitue le premier catalyseur du changement. Elle rejoint les politiques gouvernementales en faveur de l’énergie propre et de la sécurité des chaînes d’approvisionnement. Cette situation a ravivé les investissements traditionnels dans les installations de productions américaines, malgré des taux d’intérêt élevés.

Deuxième catalyseur : la pandémie, qui a fait grimper en flèche la dette publique à l’échelle mondiale. De nombreux pays affichent désormais un niveau d’endettement plus élevé. Dans ce contexte, la concurrence pour financer la dette souveraine au moyen de l’épargne mondiale s’est accentuée, potentiellement au détriment de la dette du secteur privé. Aux États-Unis, le Congressional Budget Office prévoit que le ratio de la dette fédérale au PIB (brut) augmentera de plus de 8 points de pourcentage d’ici 2027 et de 22 points de pourcentage d’ici 2033 (pour atteindre 119 %). D’après les prévisions, des déficits de 5 % à 6 % du PIB devraient persister – et en fin de compte, se creuser. Ce scénario se matérialiserait en cas de poursuite de l’expansion économique, a fortiori si une phase de ralentissement marquait le cycle. 

Troisième catalyseur : la Chine, qui contribue de moins en moins à la surabondance de l’épargne mondiale. Les pays avancés limitent activement leur exposition à la chaîne d’approvisionnement en Chine. Par ailleurs, le pays affiche un net ralentissement du fait du vieillissement de sa population, mais aussi en raison de forces économiques structurelles très puissantes qui sont à l’œuvre dans les secteurs des services financiers et de l’immobilier. On est loin de l’époque de la croissance économique à deux chiffres, lorsque l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce avait entraîné une expansion rapide de la mondialisation. La croissance économique devrait tendre vers 3,5 % d’ici 2028. Dans le prolongement logique, le pendule va commencer à osciller dans l’autre sens et le rythme de création d’épargne va ralentir à l’échelle mondiale. 

La diversification des chaînes d’approvisionnement visant à contourner la Chine contribuera probablement à réduire le risque de fortes perturbations économiques à l’avenir, mais elle pourrait se faire au détriment de la productivité. La baisse de la productivité mondiale entraîne une réduction du revenu mondial, et donc de l’épargne disponible. Et même si la productivité ne baisse pas, le déplacement de la production vers des pays où les taux d’épargne sont plus faibles risque de réduire la réserve d’épargne mondiale. 

En fin de compte, le flux d’épargne pourrait se normaliser dans les prochaines années, ce qui pourrait augmenter le coût marginal du capital… et donc le taux d’intérêt neutre.

Collision en vue

Le graphique 3 montre la croissance du PIB américain en pourcentage de variation sur un an entre le 4ème trimestre 2021 et le 4ème trimestre 2024. Il montre la croissance attendue à partir de 2023 selon diverses hypothèses pour R-Star : 25, 50, 75, 100 points de base et la prévision TDE. La croissance est plus faible pour des hypothèses plus faibles pour R-Star

La collision de ces forces remet en question le niveau du taux R-Star. Malheureusement, personne ne sait ce que réserve l’avenir. Néanmoins, nous penchons en faveur d’un taux légèrement plus élevé qu’au cours de la dernière décennie. La résilience de l’économie américaine envoie d’ailleurs des signaux qui soutiennent ce point de vue, comme le montre le tableau 1. Bien sûr, cela ne répond pas à la question cruciale : jusqu’où le taux R Star a-t-il grimpé? Il est encore trop tôt pour se prononcer, mais nous pensons qu’une hausse d’environ 25 points de base (voire de 50 points de base) entre dans le champ des possibilités raisonnables. 

Pour étayer ce point de vue, nous nous sommes livrés à un exercice de réflexion. En prenant différentes hypothèses pour le taux R-Star, nous pouvons utiliser nos modèles pour déterminer quelle croissance aurait enregistré le PIB au cours des trois premiers trimestres de 2023, et jusqu’en 2024 (graphique 3). Si le taux R-Star était resté à son niveau d’après la crise financière mondiale, on voit que l’économie américaine se serait déjà engagée sur la voie d’une récession. Mais en réalité, la croissance du PIB au cours des trois premiers trimestres de 2023 révèle plutôt que le taux R-Star se situe entre 0,75 % et 1,0 % (alors que la Fed l’estime à 0,5 %). Ce résultat est conforme aux prévisions économiques que nous avons publiées récemment. 

Tableau 1 : Facteurs exerçant une influence sur le taux R-Star

Source : Services économiques TD.
  Cycle précédent Cycle actuel
Croissance de la productivité Baisse de la productivité et faiblesse des investissements(-) Investissement dans la chaîne d’approvisionnement et potentiel de l’IA générative(+)
Tendances démographiques Baisse du taux de natalité, baisse de l’immigration, faible participation à la population active(-) Aucun changement, hormis une hausse notable de la participation à la population active(+)
Politique budgétaire/Investissements Le niveau élevé d’emprunts publics compense le désendettement des consommateurs (+) Les emprunts publics demeurent élevés, avec des investissements liés au changement climatique (+)
Évolutions internationales L’émergence de la Chine a entraîné des investissements importants(+) L’évolution de l’ordre commercial mondial pourrait donner lieu à de nouveaux investissements(+)
Rareté des actifs sûrs La croissance des marchés émergents et la demande de produits de base ont accru la demande pour la devise américaine et les actifs en dollars américains sont rares(+) Poursuite de la tendance antérieure, sans solution de rechange au dollar américain(+)
Le graphique 4 montre l'indice des conditions monétaires en % de 1997 à 2023. Il montre que selon diverses hypothèses de R-Star, l'indice se rapproche du niveau de 2 % observé lors des récessions précédentes.

Est-ce suffisant pour ralentir l’économie et ramener l’inflation à 2 %? Notre indice des conditions monétaires, qui ajuste le taux directeur de la Fed en fonction de l’inflation et du taux R-star, donne des éléments de réponse (graphique 4). Le graphique montre que si la Fed a raison et que le taux R-star n’a pas changé depuis la fin de la crise financière mondiale, l’indice des conditions monétaires devrait atteindre le même niveau restrictif qu’avant les récessions de 2001 et de 2008. Si le taux R-star a augmenté, la politique monétaire actuelle n’est pas aussi restrictive que la Fed le pense. L’estimation d’un taux R-star compris entre 0,75 % et 1,0 % (soit un taux neutre nominal de 2,75 % à 3,00 %) valide notre point de vue selon lequel l’économie américaine se dirige très probablement vers un atterrissage en douceur. 

L’économie canadienne ralentit, mais l’inflation reste obstinément élevée.

Les mêmes forces qui influencent le taux R-Star aux États-Unis sont à l’œuvre au Canada, mais il faut noter une distinction de taille sur le plan national. En effet, le fort endettement des ménages canadiens expose le pays à un cycle de désendettement prolongé, ce qui a généralement pour effet de réduire le niveau auquel les taux d’intérêt se stabilisent. 

On observe déjà des signes avant-coureurs. Même si la Banque du Canada a relevé son taux directeur de 50 points de base de moins que la Fed, la dynamique économique est déjà en train de s’infléchir, ce qui indique que le taux R-Star au Canada pourrait être inférieur à celui des États-Unis. Il suffit d’observer les données du secteur immobilier. Après avoir atteint un sommet, les ventes de logements existants ont plongé de plus de 50 % depuis que la Banque du Canada a commencé à relever son taux directeur en 2022. Depuis, le prix de vente moyen a chuté de 20 %. Même si le marché a amorcé un redressement au printemps après la pause marquée en janvier par la Banque du Canada, les hausses de taux successives de juin et juillet ont à nouveau fait chuter les ventes d’habitations. 

Si les mesures prises par la Banque du Canada ont des effets très sensibles sur le marché de l’habitation, l’impact sur les consommateurs a été moins immédiat. Jusqu’au premier trimestre de 2023, les dépenses de consommation étaient le principal moteur de la croissance économique. Mais depuis, un changement notable s’est opéré. Les ventes au détail ont progressivement diminué, et les chiffres sur trois mois affichent une tendance résolument négative depuis mars. Cette évolution se produit dans un contexte de ralentissement du marché de l’emploi. Le nombre d’offres d’emploi a chuté de 25 % depuis leur sommet, tandis que le nombre de chômeurs a bondi à 138 000 et que le taux de changement d’emploi est tombé à 0,4 % – soit un niveau inférieur à celui d’avant la pandémie. Les travailleurs accusent une perte de confiance et, comme de plus en plus de Canadiens doivent renouveler leur prêt hypothécaire, les consommateurs ajustent leur comportement en matière de dépenses. Nous tenons compte de ces données dans notre estimation du taux R-Star pour le Canada. Au vu de la vive réaction de l’économie aux hausses de taux précédentes, le taux neutre est probablement plus faible au Canada qu’aux États-Unis. 

Même si on en déduit que la Banque du Canada peut maintenir un taux directeur inférieur à celui de la Fed, la lutte contre l’inflation n’en est pas pour autant terminée. En raison des effets décalés, combinés à l’impulsion de la vigueur économique antérieure, l’inflation canadienne reste élevée. L’indice des prix à la consommation (IPC) du mois d’août a de nouveau progressé pour atteindre 4,0 % sur 12 mois. Pire encore, l’inflation de base s’est accélérée, s’élevant également à 4,0 % sur 12 mois en août (contre 3,8 % le mois précédent). La Banque du Canada n’y verra aucun signe encourageant, et il faudra encore patienter avant que le récent ralentissement économique ne se répercute sur les prix à la consommation. Comme le montrent nos récentes prévisions économiques, des signes d’atténuation des pressions inflationnistes devraient se manifester au premier semestre de 2024. D’ici là, la Banque du Canada n’a pas d’autre choix que de continuer à communiquer sur un ton résolument ferme

 

 

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