L’Observateur financier :
Le grand dénouement du dollar américain
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date publiée: 29 avril 2025
Faits saillants
- La forte montée des tensions commerciales a remis en question le discours sur l’exceptionnalisme économique des États-Unis, exerçant des pressions à la baisse sur le billet vert depuis les quatre derniers mois.
- La possibilité d’une hausse de l’inflation et du taux de chômage place les décideurs dans une position délicate. Le ralentissement de l’économie devrait inciter la Réserve fédérale américaine (la Fed) à procéder à des baisses de taux « préventives » cet été.
- La dépréciation du dollar ne semble pas encore terminée. Nous anticipons un repli supplémentaire d’au moins 3 % de l’indice du dollar pondéré en fonction des échanges d’ici la fin de l’année.

Le dollar américain s’est heurté à un mur en 2025. Après s’être apprécié de plus de 16 % entre 2021 et 2024, l’indice du dollar pondéré en fonction des échanges a cédé plus du quart de ces gains en seulement quatre mois (graphique 1). De nombreux investisseurs s’interrogent sur la capacité de l’économie américaine à conserver sa position de leader de la croissance mondiale alors que l’incertitude domine l’actualité. La valse-hésitation de l’administration en matière de droits de douane a fait bondir l’indice d’incertitude à l’égard de la politique économique à des niveaux comparables à ceux de la pandémie, a entraîné un net repli des indicateurs de confiance des consommateurs et des entreprises, et a durci les conditions financières. Bien que le président Trump ait atténué ses propos qui avaient ébranlé la confiance des investisseurs à l’égard de l’indépendance de la Fed, un pilier de la stabilité financière mondiale, la menace persiste et restera au cœur des préoccupations à l’approche de la nomination du prochain président de la Fed en mai 2026.
Les contrats à terme sur fonds fédéraux tiennent compte de près de quatre baisses de taux de 25 points de base (pdb) cette année, soit une de plus que nos prévisions. Cependant, compte tenu de l’incertitude qui règne actuellement, il peut être assez futile de tenter d’en déterminer le nombre exact. Les risques pesant sur les perspectives économiques à court terme sont considérables, avec la possibilité d’une hausse simultanée du taux de chômage et de l’inflation, créant ainsi des tensions entre le double mandat de la Fed, soit la stabilité des prix et le plein emploi. Dans ce contexte de prévisions difficiles, les décideurs se doivent d’être prudents. Les analystes révisent unanimement leurs prévisions à la baisse, ce qui indique que les risques économiques s’orientent clairement à la baisse. Avec un taux directeur de 4,50 %, le plus élevé parmi les pays du G7, la Fed dispose d’une marge de manœuvre pour procéder à deux ou trois baisses de taux préventives afin de rééquilibrer les risques engendrés par le choc tarifaire le plus brutal et le plus étendu de l’histoire. Même si les risques d’inflation restent élevés à court terme, cela finira par empêcher une politique plus musclée en cas de ralentissement de l’économie. Dans ce scénario, le billet vert pourrait encore se déprécier de 3 % d’ici la fin de l’année. Toutefois, le dollar pourrait reculer encore davantage si les pressions budgétaires s’accentuent ou si le plafond de la dette est encore frôlé plus tard cet été.
Remise en cause du statu quo
La reprise économique américaine a constitué une exception à l’échelle mondiale après la pandémie, suscitant un regain d’intérêt des investisseurs pour les actifs libellés en dollars. Entre 2021 et 2024, le dollar s’est apprécié face aux devises des économies avancées (+18 %) et à celles des marchés émergents (+14,5 %). L’économie américaine a alors démontré des atouts lui permettant de résister à une poussée inflationniste digne des années 1970 et à un taux des fonds fédéraux à son plus haut niveau depuis le début des années 2000. Pour mettre ces excellents résultats en contexte, la croissance annuelle moyenne de l’économie des États-Unis sur deux ans s’est établie à 2,8 % à la fin de 2024, soit plus de 3,5 fois celle des autres économies du G7 sur la même période.
Toutefois, le changement radical de politique commerciale remet en cause le discours lié à l’exceptionnalisme américain. La hausse des droits de douane érodera non seulement le revenu réel des ménages, mais aussi la rentabilité des entreprises. Nous nous attendons à ce que l’économie américaine enregistre une croissance d’à peine 1,3 % en 2025, la rapprochant ainsi de celles des autres pays du G7 (graphique 2).


Tous les regards se tournent maintenant vers la Fed
Sur une base pondérée par les échanges, la dépréciation de 5 % du dollar depuis le début de l’année s’explique principalement par un repli face aux devises des économies avancées (-8 %). Les replis les plus marqués ont été enregistrés face à la Suède (-12,5 %), à la Suisse (-8,8 %), à l’Union européenne (-8,9 %) et au Japon (-8,6 %) (graphique 3). Parallèlement, le taux de change entre le dollar américain et le dollar canadien a reculé de près de 4 %, la forte exposition commerciale du Canada aux États-Unis le rendant plus vulnérable à un conflit commercial prolongé (graphique 4).

À l’heure actuelle, les perspectives économiques restent très incertaines. Notre scénario intègre un ralentissement marqué de la croissance économique au premier semestre de 2025, puis un redressement progressif à mesure de l’allègement des droits de douane. Dans ce scénario, la tendance de l’inflation subit un revirement marqué à court terme. Cependant, en attendant, l’inflation de base des dépenses personnelles de consommation pourrait atteindre 3 % à 4 % dans les prochains trimestres, contre 2,6 % en mars. Cette poussée de l’inflation devrait s’accompagner d’une modeste remontée du taux de chômage, mettant sous pression le double mandat de la Fed, qui est de créer le plein emploi et de stabiliser les prix. Dans ce contexte, le président Powell a indiqué que les décideurs de la Fed devront déterminer lequel de ces deux objectifs s’écarte le plus de leurs cibles à long terme et ajuster leur politique en conséquence. Si les attentes d’inflation restent raisonnablement stables, la Fed pourrait alléger les taux, peut-être dès juin, pour limiter le coup porté à la croissance. Si la Fed procédait à une réduction totale de 75 pdb d’ici la fin de l’année, nos modèles indiquent qu’un rétrécissement des différentiels de taux d’intérêt avec les autres économies avancées pourrait entraîner un autre repli de 3 % du dollar.
Les pressions budgétaires ajoutent un risque de baisse supplémentaire…
Outre les différentiels de taux d’intérêt, le dollar pourrait pâtir d’un nouveau plan de relance budgétaire. Les investisseurs sont de plus en plus préoccupés par la dégradation de la situation budgétaire, et le programme de réductions d’impôts proposé par les républicains risque d’accroître les pressions sur le déficit au cours des prochaines années.
À ce stade, les républicains de la Chambre des représentants et du Sénat se sont entendus sur les grandes lignes d’un cadre budgétaire de plusieurs milliers de milliards de dollars, incluant d’importantes baisses d’impôts et une hausse des dépenses liées à la défense, à l’énergie et à l’immigration. Bien qu’ils en soient encore à leurs débuts, les programmes proposés pourraient alourdir le déficit de 2 800 à 5 800 milliards de dollars au cours des dix prochaines années. Le haut de cette fourchette dépasse le montant avoisinant les 5 000 milliards de dollars mobilisé pour les mesures de relance pendant la pandémie.
La forte augmentation du déficit, alimentée par des baisses d’impôts non financées, rappelle la mini-crise budgétaire du Royaume-Uni en 2022. À la suite de l’annonce d’un plan quinquennal de réductions fiscales et de dépenses budgétaires de 162 milliards de livres sterling, les taux des obligations d’État britanniques ont augmenté de plus de 200 pdb et la livre s’est dépréciée de près de 10 %. Nous n’anticipons pas de telles fluctuations, mais cela fait ressortir les risques directionnels des taux et du dollar, si le plan budgétaire s’avérait très ambitieux. Les estimations classiques indiquent que chaque hausse de 1 point de pourcentage du déficit (en proportion du PIB) pourrait faire grimper les taux à long terme de 10 à 30 pdb. Si la crédibilité de la dette souveraine américaine devait un jour être remise en question par les investisseurs, le dollar pourrait subir de nouvelles pressions à la baisse.
Il est vrai qu’une partie de ce « risque » semble déjà avoir été prise en compte dans les taux et le dollar, compte tenu du récent repli. Les marchés financiers évoluent rarement de manière linéaire, et la récente flambée de la prime à l’échéance à 10 ans, qui atteint un sommet de dix ans, souligne l’inquiétude croissante des investisseurs (graphique 4).
Les incertitudes liées au plafond de la dette entrent également en ligne de compte. D’après les recettes fiscales déjà collectées, nous estimons que le Trésor pourrait disposer de liquidités suffisantes jusqu’à la mi-juillet. L’objectif actuel du Congrès est de relever le plafond de la dette de 4 000 à 5 000 milliards de dollars, dans le cadre d’un programme de rapprochement des charges fiscales plus vaste que les républicains espèrent faire adopter d’ici le 26 mai, ou Memorial Day. Tout report de ce calendrier pourrait entraîner le détachement de la portion du plafond de la dette dans un autre projet de loi afin d’éviter d’en enfreindre la limite. Cependant, tout rapprochement de la date butoir (la « date X ») fragiliserait encore davantage la confiance des investisseurs.
… et les récentes attaques contre M. Powell n’ont pas aidé
Autre facteur de fragilité : l’érosion de l’indépendance perçue de la Fed. Les critiques publiques du président Trump à l’encontre de Jerome Powell, relayées sur les réseaux sociaux et soutenues de manière plus tacite par le directeur du National Economic Council (NEC), Kevin Hassett, n’ont pas échappé aux marchés. La forte baisse du dollar le 21 avril montre clairement que ce risque est pris en compte : la crainte que la Fed cède à la pression politique et privilégie les objectifs à court terme du président au détriment de son mandat anti-inflation. Dans ce scénario, l’étiquette de « perdant », les propres mots de M. Trump à l’encontre de M. Powell, pourraient bien s’appliquer au dollar, car les investisseurs réévaluent le rôle du billet vert en tant que valeur refuge stable.

Bien que ces craintes se soient dissipées depuis, l’épisode a marqué un tournant. Les marchés ne tiennent plus l’indépendance de la Fed pour acquise. Cette perte de certitude s’ajoute à une liste plus large de risques peu orthodoxes, notamment l’éventualité d’une politique de « dollar faible » évoquée dans le rapport du président du Council of Economic Advisers (CEA), Stephen Miran, publié l’an dernier. Bien que le président Trump n’ait jamais cautionné cette approche et a même menacé de représailles les pays qui chercheraient à remplacer le dollar, la notion d’« Accord Mar-a-Lago » fait désormais partie du lexique financier. La simple possibilité de sa résurrection pourrait remettre en cause le statut de valeur refuge du dollar et la position des États-Unis comme principal émetteur de monnaie de réserve mondiale.
Les flux de portefeuille restent le principal soutien de la vigueur du dollar. La conviction, de longue date, qu’il n’existe pas de « remplacement » aux actifs américains, en raison de leur liquidité inégalée et de la profondeur de leurs marchés institutionnels, a maintenu les capitaux sur le marché américain. Mais cette hypothèse commence à s’effriter. Bien qu’il soit difficile de quantifier la part de la récente dépréciation du dollar imputable aux désinvestissements étrangers, les signes se multiplient. Le dernier rapport Commitments of Traders fait état d’une forte hausse des positions vendeur sur les contrats à terme d’obligations du Trésor à 10 ans, qui se rapprochent des niveaux atteints en août dernier lorsque la Fed a laissé entendre qu’elle adopterait une approche plus conciliante.
Bref, nous sommes en territoire inconnu – les risques actuels sont à la fois structurels et politiques. En tenant compte de la dépréciation récente, le dollar se rapproche de sa juste valeur, mais l’ampleur et la rapidité avec laquelle il s’ajustera pourraient dépendre moins des taux d’intérêt que de la capacité des marchés à continuer de croire aux règles qui ont autrefois soutenu sa suprématie.
Conclusion
La montée des tensions commerciales alimente les craintes d’une stagnation économique aux États-Unis, dans le meilleur des cas, et d’une récession, dans le pire des cas. C’est le principal facteur qui pèse actuellement sur le dollar. À l’heure actuelle, l’orientation future de la politique monétaire reste très incertaine et dépend de l’évolution des données économiques. Toutefois, la fin de l’exceptionnalisme économique américain n’est pas la seule menace qui pèse sur le dollar. Les pressions budgétaires accrues, le risque d’une nouvelle confrontation au sujet du plafond de la dette et les attaques à l’égard de l’indépendance de la Fed constituent également des facteurs défavorables importants. Tant que ces risques persisteront, le dollar continuera de subir d’autres pressions à la baisse plus importantes que ce que les paramètres fondamentaux sous-jacents pourraient suggérer.
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